La pandémie due au Covid-19 a surpris par l’ampleur de son impact, avec, au pic de la mi-avril, la moitié de l’humanité en confinement. Les fortunes diverses des organisations publiques ou privées, dans la vitesse de développement des impacts, la capacité de réponse face au choc d’offre, puis de demande, ont logiquement soulevé des questions au sein de la communauté du risk management sur l’adéquation d’un certain nombre de ses outils, au nombre desquels la cartographie des risques ou plus globalement les approches de hiérarchisation de risques.
Le concept de « cygne noir » est invoqué de la presse aux salles du conseil pour tenter d’expliquer ce que l’on n’aurait pu prévoir : une épidémie devenant pandémie, forçant la mise à l’arrêt de pans entiers de l’économie mondiale. De nombreux articles sur le même sujet, publiés ces derniers mois dans la presse financière, y opposent le « rhinocéros gris ».
Que comprendre à ce bestiaire, et quelle en est l’utilité pour la gestion de risques, au-delà des concepts ?
Cygne noir contre rhinocéros gris
Popularisé par Nassim Nicholas Taleb dans ‘The Black Swan’ (2007), le cygne noir possède trois caractéristiques
• Un impact majeur et transformant les grilles de lecture (en ce sens qu’il y a un « avant » et un « après ») ;
• Un caractère radicalement imprévisible, inimaginable ;
• Une rationalisation ex post – l’événement s’avérant a posteriori tout à fait explicable (avant le 11 septembre 2001, la possibilité d’emporter des armes blanches en cabine, un cockpit non sanctuarisé, devait nécessairement déboucher sur le détournement aux conséquences que l’on connaît).
Le cygne noir est une manifestation extrême d’une forme du biais de représentativité – si l’on tient l’expérience passée (ou la perception de cette expérience passée) comme représentative du futur, on ne peut être que pris au dépourvu lorsqu’un événement se situant totalement hors des bornes définies de cette expérience survient.
Ce problème est omniprésent dans toutes les disciplines s’intéressant au jugement humain sous contrainte d’information – en épistémologie, théorie du Droit comme en sciences décisionnelles. Sa formulation la plus claire et percutante est posée dès le XVIIIème siècle par David Hume dans A Treatise of Human Nature (1739). On citera bien sûr les travaux en sciences cognitives de Daniel Kahneman, Amos Tversky – notamment Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases, édité en 1982 en collaboration avec Paul Slovic.
On préférera cependant pour les besoins de notre démonstration la version plus imagée et parlante du philosophe et logicien Bertrand Russel – la métaphore de la dinde inductiviste.
Soit donc une dinde, consignant des observations sur son quotidien et constatant que tous les jours, quelles que soient la saison, les conditions météorologiques (et un certain nombre d’autres variables), elle est nourrie à 9h le matin précisément. Elle infère logiquement de ses observations qu’elle connaîtra une vie longue et fort agréable. Malheureusement, lorsque arrive Thanksgiving (ou Noël, dans notre exemple plus européen), quelle n’est pas la stupeur de notre dinde d’être tuée et cuisinée pour occuper une place de choix à la table des fêtes…
Le cygne noir, tel que défini par Taleb, est inimaginable car hors du domaine d’intelligibilité défini par notre expérience et les filtres qu’elle applique à notre perception de la réalité. Il ne s’appréhende ainsi qu’a posteriori.
Un autre animal, pourtant bien plus imposant, est lui semble-t-il passé très largement inaperçu dans le microcosme du risk management hors de la sphère financière. Dans une tribune de 2013 au forum de Davos, puis dans un ouvrage de 2016, The Gray Rhino: How to Recognize and Act on the Obvious Dangers We Ignore, Michele Wucker utilise l’image d’un rhinocéros en train de charger pour représenter un événement se caractérisant par :
• L’impact majeur du cygne noir,
• Une (très) forte prévisibilité ou probabilité…
• …mais provoquant au final la même surprise faute d’avoir su le reconnaître et prendre en compte.
Contrairement au cygne noir, le rhino gris peut être déjà présent à notre esprit, dans l’actualité, les analyses et travaux des gestionnaires de risques. C’est un peu l’éléphant au milieu du salon – en plus fracassant.
Le Covid-19 est-il donc un cygne noir ou un rhinocéros gris ?
Dans une tribune au Washington Post du 17 mars (No, the coronavirus pandemic wasn’t an ‘unforeseen problem’), Michele Wucker répond -logiquement- par le rhinocéros gris.
Sauf à considérer que les SRAS, MERS, H5N1, H1N1, le plan pandémie de février 2009 et son très polémique stock de masques et d’antiviraux n’invitaient pas à considérer une pandémie virale comme une possibilité réelle et sérieuse, on est tenté de la suivre.
Le cygne noir – un paradigme toxique ?
Au-delà du débat sur le cas Covid, c’est l’intérêt même du concept de cygne noir qui peut être discuté.
Si un événement est par définition imprévisible, faut-il investir du temps en prédiction ? Si l’on sait qu’on ne verra pas le coup venir, on ne peut que se préparer à le recevoir. Face au cygne noir, le seul investissement qui vaille semble donc être celui qui développe la, ou plutôt les résiliences – organisationnelle, financière, opérationnelle (production, fournisseurs, logistique…), indifféremment des causes du choc. Autant de projets structurants au long court.
On recommandera donc de convoquer le cygne noir avec précaution, que ce soit dans un contexte d’analyse de risques, ou en explication a posteriori d’un événement majeur. D’aucuns y verront -peut-être à raison- une excuse commode. Le concept peut ainsi décourager des questionnements plus poussés et féconds.
Le rhinocéros gris semble plus intéressant et ‘actionnable’. Si l’on accepte que certains grands risques peuvent relever plus du « quand » que du « si », et si l’on examine l’information disponible, les risques envisageables via cette grille de lecture sont partout – quid par exemple :
– D’une nouvelle crise sanitaire majeure (pandémie virale, propagation de germes bactériens multirésistants, etc.) ;
– D’une nouvelle crise financière globale (crédit étudiant aux États-Unis ? Bulle immobilière chinoise ? Dette publique mondiale ?) ;
– D’un blackout technologique majeur, d’origine humaine – attaque cyber – ou naturelle, comme une tempête géomagnétique de l’ampleur de l’événement de Carrington en 1859 (rappelé par des occurrences plus récentes et modestes, comme au Canada en 1989) ;
– D’une crise géopolitique majeure en mer de Chine ;
– D’une éruption volcanique à impact régional (comme celle de l’Eyjafjöll en 2010) ;
– ou plus modestement, d’une crue centennale de la Seine ?
Comment des organisations se dotant d’une fonction de gestion de risques peuvent-elles se retrouver dépourvues face à des risques prévisibles, et dans certains cas exciper d’une forme de force majeure – le cygne noir- pour justifier a posteriori leur surprise ?
Réhabiliter les grands risques
Au vrai, le réel problème ne relève-t-il pas tant d’imprévisibles cygnes noirs que d’une difficulté à véritablement prendre en compte des tendances ou événements pourtant déjà prévus, documentés, mais « sortant du cadre » parce que trop extrêmes ou exotiques par rapport aux limites implicitement posées par la connexion des approches de gestion de risques aux opérations ou à la stratégie de l’organisation ? Dépriorisés en regard d’autres risques jugés plus tangibles, voire disqualifiés au motif que « tout le monde sera impacté » ou que l’ « on en parle depuis des années » ?
Outre ce problème fondamental de « framing », les rhinocéros gris peuvent également être cachés dans l’information existante, par exemple sous-tendre plusieurs risques d’une cartographie sans toutefois apparaître clairement. Ceux dont les travaux n’intégraient pas le risque disruptif d’une pandémie ont pu expliquer qu’il était présent dans des risques d’interruption d’activité, de santé/sécurité du personnel, de défaillance fournisseur, de changement réglementaire, etc.
Comment naviguer entre ces écueils ?
Une forme de sensibilisation paraît s’imposer – on pourra utilement s’inspirer de l’abondante littérature et des retours d’expérience. Pour les risk managers ou leurs conseils, il s’agira d’apprendre ou réapprendre à passer au-delà d’une appréhension à être perçus comme des Cassandre ou devins vite ridiculisés. Pour le management d’une organisation, accepter qu’il faille questionner certains réflexes faciles et réellement envisager les implications de ces grands risques – toutes les organisations ne sont pas nécessairement affectées de la même manière par ces événements. Au sein d’un même secteur d’activité, certaines peuvent se trouver mieux équipées pour supporter le choc, ou rebondir plus vite, plus haut, tirant des opportunités d’un choc majeur.
Sur le volet plus méthodologique, trois suggestions peuvent être formulées.
Parce qu’une cartographie de risques -outil de hiérarchisation privilégié des entreprises ou organismes publics- tend à appliquer un découpage thématique à une réalité plus systématique et interconnectée, un rhinocéros gris peut se ‘cacher’ dans différents risques. Il pourra être ainsi intéressant de faire davantage ressortir dans l’analyse et les éléments de présentation les grands facteurs de risques, des tendances transverses, ou encore faire apparaître des scenarii cumulant plusieurs risques.
On pourra également s’imposer d’inclure un, deux ou trois rhinocéros gris (dûment documentés) dans une cartographie, ne serait-ce que pour interpeller et provoquer la discussion, ou encore envisager un horizon de temps différencié pour inclure des rhinocéros gris dans les priorités d’actions et mettre en place au moins une partie des éléments de réponse en cas de survenance.
On pourra enfin envisager un exercice dédié – une forme de stress test sur les impacts prévisibles de ces grands risques, les forces et faiblesses de l’organisation, en complément de la cartographie des risques – pour, là encore, provoquer la discussion et identifier quels rhinocéros gris méritent une place dans les priorités d’actions et les arbitrages de direction générale.
On a pu lire au sujet de la pandémie Covid que l’Histoire [avec un grand H, que nous aurions oubliée], le drame, étaient de retour. Peut-être a-t-on oublié que certains événements extrêmes relèvent bien du périmètre légitime de la gestion des risques et de ce que l’on a depuis longtemps pris pour coutume d’appeler une cartographie des risques majeurs.
Benoît BOUGNOUX – Associé